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L'Amicale des Apaches - Education en démocratie
14 février 2012

Christian Laval, La nouvelle école capitaliste

Lundi 13 février – 17h30-19h30 - Université de Paris Ouest Nanterre

Séminaire du groupe de recherches « Culture / Cultures »

François Cusset, Thierry Labica, Véronique Rauline invitent

Christian Laval, auteur de La nouvelle école capitaliste (La Découverte 2011)

 

(Compte-rendu, espérons fidèle, par Aude / En version live, lors d'une conférence à la Colline : http://www.youtube.com/watch?v=Jxd9vpR0MxU)


Présentation par François Cusset

Avant La nouvelle école capitaliste, Christian Laval, professeur de sociologie à Nanterre, a écrit La nouvelle raison du monde, un livre qui fait référence, et une approche qui touche à plusieurs disciplines.

La nouvelle école capitaliste ne choque pas grand monde aujourd'hui. Le rapport du conseil de l'Elysée s'intitule ainsi – et sans vergogne – L'école et le capital et, faut-il le préciser, n'a rien d'un écrit marxiste. Le geste d'éduquer a perdu de son autonomie ; il est devenu indissociable du marché du travail et l'idéal d'éduquer pour éduquer est systématiquement écarté. Et nous éprouvons une impuissance à freiner les réformes liées aux modalités de diffusion des discours néolibéraux, à savoir de manière conviviale, incitative et qui imprègnent aujourd'hui notre quotidien.

La réception de La nouvelle école capitaliste depuis l'automne a eu un effet important sur la base de la profession enseignante (celle du primaire). Christian Laval nous en retrace les grandes lignes.

 

Christian Laval

Avant les années 1990, l'enseignement constituait un champ relativement autonome et le travail de la critique (bourdieusienne par exemple) consistait à montrer que ce champ n'était pas si autonome que cela, et à en démonter les mécanismes de secret et de dissimulation.

Aujourd'hui, il faut entièrement renouveler la sociologie de l'éducation, car le contexte politique et théorique a changé. L'éducation ne cache plus ses finalités économiques et reproductrices. L’institution se veut au service de l'économie selon des idéaux de compétitivité, dans un contexte de guerre économique mondiale.

Le choc initial – et que l'on ne peut dater précisément, car il varie selon les pays – est le moment où les institutions publiques, culturelles et éducatives se sont soumises à la loi économique. Le corps syndical et professoral n'a pas encore pris acte de cette transformation. Dans la configuration actuelle, on pense encore que les réformes de l'éducation se pensent rue de Grenelle et que le débat se situe entre les défenseurs d'un élitisme républicain d'une part et les démocrates imprégnés de pédagogie nouvelle d'autre part.

 

Le Nouvel ordre éducatif mondial (Laval, 2002)

Il s'agit d'une étude sur les politiques éducatives telles qu'elles s’élaborent et s'énoncent dans les discours des grandes institutions transnationales (Banque Mondiale, Communauté Européenne, OCDE, etc.). Il en ressort que :

  • L'affaire de l'éducation n'est plus l'affaire des pédagogues. La tendance a commencé à la fin des années 1970. Les outils d'analyse changent (on parle désormais de rendement économique et individuel de l'éducation) et l'éducation devient une affaire économique. Désormais, l'éducation a un coût.

  • Les néolibéraux ne disent pas que l'éducation est inutile. Au contraire, le discours économique valorise l'éducation, elle fait même de l'éducation LA valeur suprême. Puisqu'on est dans une économie de la connaissance, ce n'est plus le capital physique qui compte, c'est bien la matière grise. La connaissance est vecteur de progrès économique. Dans une économie de la connaissance, la connaissance est à la source de l'économie et la connaissance est un outil économique.

On va donc commencer à évaluer économiquement l'éducation, afin de tenter de voir en quelle mesure/comment elle constitue un investissement bénéfique et qui va payer pour cet investissement.

 

Car la question qui se pose depuis quelques décennies est de savoir comment limiter la dépense éducative publique, dans le cadre de la baisse de l'imposition. L'enseignement supérieur, parce que le plus coûteux, est en première ligne.

C'est ainsi que l'on va dissocier, dans l'usage de la connaissance :

  • un rendement social, dont le coût devra être payé par le secteur public,

  • un rendement privé, dont le coût devra être payé par le secteur privé (les familles ou les banques sous forme de prêts aux élèves/étudiants).

La norme mondiale qui s'est imposée depuis les années 1980 vise à élargir le public étudiant en développant l'endettement d'une part et le marché mondial de l'enseignement d'autre part – l'idée étant d'accroître la compétitivité des systèmes d'enseignement. Il faut donc enrichir les universités, qui vont ainsi participer à un marché mondial, avec des enseignants stars, comme dans le système de l'entreprise.

En France, un certain nombre de rapports sortent à la fin des années 1990. Il en ressort qu'à gauche (Attali et Alègre en tête), la conversion du PS et des élites à la participation à ce marché mondial se fait, malgré des résistances nombreuses eu égard à la culture nationale (de la tradition de la culture humaniste, notamment). Mais il existe déjà des établissements pilotes (Sciences Po, Dauphine) et l'Europe va poser le cadre dans lequel cette transformation va s'opérer et qui va permettre, de manière systématique, de contourner les résistances françaises (par la convergence du processus de Bologne, indépendant de la Communauté Européenne, et de la stratégie de Lisbonne).

On en arrive, à l'université, à :

- une unification du marché de l'éducation (à travers la LMD – organisation des enseignements au niveau européen en Licence Master Doctorat),

-une transformation de la gouvernance (autonomie des universités),

-une hausse des droits d'inscription.

La grande habilité tactique des gouvernements a été de faire passer les deux premières mesures avant la hausse des droits d’inscriptions, de manière à ce que l'on arrive à une situation – aujourd'hui, on y est – où, une fois les universités adaptées au marché mondial, cette hausse devienne inéluctable.

Dans les rapports et les programmes (toute cette « littérature grise » mise en circulation par les administrations et disponibles pour tous) les choses sont très clairement expliquées et présentées. Rien n'est caché de ce programme.

Alors, pourquoi les airs surpris ? Pourquoi les organisations syndicales n'ont-elles pas voulu prendre en compte ce qui allait advenir ?

Par soucis, d'abord, de ne pas démoraliser, décourager (les syndicats ont besoin d'idéaux de lutte, d'optimisme pour fonctionner). Par désir également de ne pas céder à une supposée paranoïa (par rapport à un système anglo-saxon qui viendrait envahir et contaminer l’hexagone).

Mais il y a d'autres raisons :

  • Les réformes sont déclinées de manière très segmentée dans le système éducatif et la finalité générale n'est jamais présentée.

  • La traduction française des textes européens a tendance à édulcorer et euphémiser.

Or, c'est l'ensemble du système éducatif qui est touché, de la maternelle à l'université. La philosophie générale qui préside à cette transformation est que l'enseignement est le lieu de production du capital humain et que chaque établissement scolaire constitue un lieu indépendant de cette production. La norme de l'ensemble du système est l'employabilité – contre l'ancienne émancipation, si fictive ait-elle pu être. Le vieil idéal émancipateur est remplacé par cette notion nouvelle d'employabilité. C'est un arrachement à une culture (française entre autres), une déstabilisation des anciens enseignants et un reformatage des nouveaux.

Tout ce qui est enseigné doit désormais passer au tribunal de l'employabilité. Comment ? Grâce à une comptabilité précise. On va désormais décomposer en des unités élémentaires les « compétences » qui vont permettre d'évaluer à la fois l'enseignement et l'élève. Tout ce qui est enseigné doit pouvoir entrer dans ces unités ; toute la connaissance doit pouvoir s'expliciter à travers ces outils d'évaluation. Les notes sont donc remplacées par des mesures de compétences, consignées dans un livret personnel de compétences.

 

La désinstitutionnalisation de l'école

Les néolibéraux ont repris l'idée que l'éducation n'était pas réservée à 'école, mais pouvait s’identifier à la vie même. Appliquée à un système néolibéral, cette idée selon laquelle on est « en formation tout au long de sa vie » donne : tout, tout au long de la vie, devient apprentissage de compétences. L'entreprise elle aussi est une école (voir l'intrication actuelle des apprentissages et des stages à l'infini).

Un rapport de l'OCDE explique ainsi que l'on apprend « du berceau à la tombe ». On accumule du capital humain tout au long de sa vie : la connaissance devient un investissement que chacun fait en connaissance de cause.

Deux conséquences à cela :

-A la limite, pourquoi l'entreprise devrait-elle payer un travailleur qui apprend en son sein ? Vivent l'apprentissage et les stages.

-L'employabilité est de la responsabilité de chacun. Le chômage n'est que le résultat d'un sous-investissement en capital humain. (Ce qui, soit dit en passant, relie la question de l'école à celle par exemple de l’indemnisation du chômage et de la nouvelle gouvernementalité qui fonctionne à l'incitation.)

Au Royaume-Uni, le rapport de Lord Browne of Madingley (ex British Petroleum) explique clairement que l'enseignement se transformera véritablement le jour où il sera marketisé. La hausse des droits d'inscription est pensée comme un levier de transformation de l'enseignement.

Chaque étudiant devra désormais calculer ses investissements et leur rendement éducatif. Selon l'offre et la demande, les départements seront augmentés, fermés, etc. La crise de la dette va donner l'argument aux gouvernants (probablement de gauche, sous couvert d'équité et de bien-être des plus pauvres) pour faire passer la hausse des droits d'inscription.

 

Discussion

Difficultés de la conjoncture actuelle

Il faut se rappeler que, dès la fin des années 1970, des départements ont commencé à être transformé, le premier assaut ayant sans doute touché les lettres avec l'entre de la communication, du rédactionnel contre l'écriture.

Par ailleurs, la transformation institutionnelle de l'école est à l’œuvre dans les musées et autres institutions publiques. Elle est aussi liée à la conversion de la haute fonction publique et au fait que l'on est tous pris dans ce système d'une manière ou d'une autre. La conjonction qui est la nôtre (enseignement de masse ; concurrence pour l'obtention des diplômes ; chômage croissant, précarisation et angoisse de masse qui fait fuir les élèves vers l'éducation privée) joue bien sûr contre nous.

Mais on sait que 50% des diplômés exercent une profession sans lien avec leur diplômes. Aujourd'hui, des étudiants résistent et valorisent la perspective critique car ils savent pertinemment que l'employabilité ne marche pas. Le rêve d'émancipation continue en souterrain.

La reconfiguration politique peut déstabiliser : ainsi de la droite dure et de l'extrême droite qui s'opposent aux réformes sur l'évaluation, quand la gauche classique les défendent.

L'école privée en France est elle aussi touchée. Les écoles privées traditionnelles en France (20% des écoles) ne fonctionnent pas sur le mode néolibéral. A l'origine, elles défendent des valeurs propres (religieuses, etc.) Ces écoles sont elles aussi prises dans la tendance à la concurrence, car des élèves arrivent chez elles pour éviter d'autres établissements réputés moins bons, voire nocifs pour l'enfant. Cette partition public/privé a servi de modèle au système de concurrence dans le public. Si les chefs des syndicats des établissements privés ont d'abord été déstabilisés par l'esprit managerial (une forme d'uniformisation qui représentait une menace pour leur singularité), là aussi les choses changent.


Culpabilité et résistance

En tant qu'enseignant, notre culpabilité joue à plein : finalement, selon l'argumentation néolibérale, la pure théorie va contre l'intérêt de l'étudiant. Un enseignant va-t-il aller contre l'intérêt de son élève ? De même, difficile d'être contre l'employabilité. Mais le problème est que la professionnalisation se généralise depuis la maternelle et devient la norme.

Notre façon d'être se trouve peu à peu défaite : notre système immunitaire est affaibli, car nous sommes des êtres sociaux et que c'est tout le corps professionnel et l’institution qui se défont. Il n'y a plus de soutien et l'on se retrouve dans une grande solitude. Mais nous anticipons aussi, nous faisons du zèle, nous intériorisons les limites et les transformations à venir. Nous faisons le travail de l'ennemi. Il faut arrêter de présumer de l'avenir. Il faut résister individuellement, parler et arrêter d'intérioriser (source de beaucoup de souffrance au travail).

Il ne faut pas non plus négliger le ressort psychologique central, liée à la défense d'un supposé « ancien modèle ». L'ancien modèle (qui n'en est pas un) n'est pas en mesure de s'opposer à ce qui est en train de se passer du fait de la pression démographique (tout le monde à l'école) et de la promesse démocratique (tout le monde a droit à l'école). Que peut-on opposer à cela qui ne soit pas accusé d'élitisme ?

Par ailleurs, les ressorts de la culpabilité actuelle des enseignants s'appuient sur le fait qu'il y a dans l'argumentation néolibérale des arguments profondément ancrés dans la société et la culture occidentales – et notamment l'utilitarisme (voir Bentham). Le grand nombre est ce au nom de quoi l'utilitarisme se met en place. Bentham était démocrate.

C'est à partir du 17ème siècle, qu'un combat s'engage contre la conception humaniste de l'éducation, accusée (parfois à juste titre) d'être aristocratique et élitiste. Rousseau lui-même a développé une pédagogie fondée sur l'utile (voir Emile). C'est donc une notion qui est au cœur de notre culture, qui ne nous est pas si étrangère.

S'il ne s’agit pas de revenir en arrière, comment réactualiser la connaissance et l'émancipation sans tomber dans l'idéalisme d'un humanisme (qui était lui-même une forme de sécularisation du salut) ?

 

Compréhension des fonctionnements actuels et outils de la lutte

Il est essentiel de comprendre le schéma d'ensemble et de pouvoir ainsi faire les liens. De ne plus être surpris, d'être éveillé à ces questions.

La publication de La nouvelle école capitaliste a entraîné une certaine reconfiguration : un effet d’entraînement sur la base enseignante qui est en train de déplacer les lignes de la discussion et d'obliger les syndicats renoncer aux effets d'auto-censure sur certaines questions.

Au Chili, c'est toute la société qui a été emportée par le mouvement étudiant. Dans le Sud de l'Europe les jeunes diplômes savent qu'ils ne trouveront pas de travail à la sortie de l'université. Ils se retrouvent donc de fait en première ligne de la contestation.

 

Mais n'oublions pas qu'aux Etats-Unis, c'est le choc pétrolier de 73/74 qui a été le prétexte pour l'augmentation du coût des tuitions. Cela a permis de calmer les campus très politisés et agités de l'époque.

 

Pour la pensée néolibérale, la démocratie aujourd'hui est dépassée ; elle ne représente finalement plus qu'un encombrement. Pour ceux qui voudraient poursuivre, un colloque sera organisé les 29/31 mars 2012 sur la question de l'imaginaire néolibéral : http://malaisedanslaculture.files.wordpress.com/2011/10/neoliberal-imaginary.pdf

 

Bibliographie

Christian Laval

La nouvelle école capitaliste (avec P. Clément, G. Dreux et F. Vergne), La Découverte, 2011

L'École n'est pas une entreprise, Le néo-libéralisme à l'assaut de l'enseignement public, La Découverte, 2004

La nouvelle raison du monde (avec Pierre Dardot), La Découverte, 2009

Et pour ceux qui en veulent :)), relire Jeremy Bentham et Spencer !

 

Liens

http://blogs.mediapart.fr/blog/christian-laval

http://etudesafricaines.revues.org/194

http://www.regards.fr/idees/francois-cusset-un-peuple-mondial

http://malaisedanslaculture.files.wordpress.com/2011/10/neoliberal-imaginary.pdf

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Commentaires
D
Ah mais merci Aude ! La réflexion est passionnante et éclairante. Je m'inquiète de ne voir les candidats (déclarés ou putatifs) à l'élection présidentielle ne parler de l'école qu'en termes d'effectifs, de statut des enseignants, d'entrée en sixième, d'apprentissages fondamentaux... sans jamais poser la question du sens qu'on veut donner à l'école dans notre belle société mondialisée. Que ne se nourrissent-ils des travaux de ceux qui ont la clairvoyance de la considérer dans son ensemble, "de la maternelle à l'université" ?
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  • Issue de la crèche des Apaches des Vignoles, l'Amicale des Apaches organise des discussions publiques régulières autour de la démocratie et de l'éducation (Paris, 20°). Les discussions sont ouvertes à tous !
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